No Name Paintings 2000 - 2015

No Name Paintings Entretien avec Mohamed Thara. Par Sarah De Laurentis, juin 2022.

SD : Comment est née la série des peintures sans nom « No Name Paintings » ?

MT C’est à partir d’une gravure de Claude Mellan « La sainte face » est née la série No Name Paintings. L’œuvre de Mellan qui représente le visage du Christ vers 1649 est réalisée par l’un des plus grands graveurs français. Mellan invente une technique incroyable, presque conceptuelle : en partant d’un point central, ici la pointe du nez, il dessine d’un seul trait l’ensemble de la composition, à partir d’un seul fil d’encre, formant une spirale. Chaque passage est parfaitement parallèle. Les effets de reliefs et de couleurs sont obtenus par un subtil engraissement du trait. Cette technique sera reprise par plusieurs élèves et suiveurs de Mellan. C’était le point de départ pour réaliser ces peintures, mais la restructuration et la transfiguration picturale de cette série et son esthétique de la séquence demeure d’un autre ordre. Je parle de l’ensemble des éléments, des composantes conceptuelles aussi bien que formelles qui s’additionnent pour configurer l’œuvre. Chaque peinture de la série passe par un processus de transformation et de réduction.

SD : Lors de ma visite de votre atelier à Bordeaux au début des années 2000, vous étiez en pleine réalisation de la série. Dans quelles circonstances avez-vous exposé pour la première fois ces peintures ?

MT Je me rappelle très bien de votre visite (rires)… Pour répondre à votre question, j’ai exposé la série pour la première fois en 2001 à l’exposition Sous Pression au Grand Palais à Paris à La Maison des Arts à Pessac et par la suite à la Biennale de l'estampe de Sapporo au Japon et récemment chez Christie’s à Bordeaux. A l’époque, j'étais face à une peinture que je trouvais trop décorative. J'ai alors décidé de tout remettre en question. Par la suite, mes peintures seront faites de raies, bandes alternées ou lignes. Elles sont expressives avec de la matière et une lumière profonde. J’étais à la recherche de formes primordiales, des modulations formelles et chromatiques, des modulations de sens et d’affects. Le cinétisme de la rayure est inépuisable, l’élément rayé est toujours premier dans cette série. « Ce qui est rayé, note Michel Pastoureau, se voit avant ce qui est uni, avant ce qui est semé et même avant ce qui est tacheté ». Je crois que les rayures redoublent ainsi le primat de la perception du tableau par rapport au mur. A l’époque j’étais à la recherche d’une tension poétique, le type de synthèse, qui offre un maximum de valeur picturale.

SD : Comment définissez-vous la peinture et pourquoi ces peintures n’ont pas de titre ?

MT Je veux dire par ce titre « No Name Paintings » que la peinture n’a jamais peint qu’elle-même. Le premier sujet d’une peinture c’est la peinture, je ne suis pas obligé de lui donner un titre. Le titre m’a tellement plu que je l’ai mis sur toutes les toiles de la série. C’était également un bon jeu de mot à l’attention des critiques d’art, qui n’ont de cesse de classer les choses. Les peintres que j’admire sont pratiquement tous des peintres abstraits. Cependant mes peintures figuratives ont des titres. J'avais compris qu'on ne pouvait pas faire une peinture qui interroge la condition humaine sans passer par la figure. Beaucoup de gens pensent que la peinture est un art est une question manuelle de méticulosité, mais c’est tout le contraire, ça se passe dans la tête. Il faut comprendre ces principes abstraits. Il faut comprendre ce qui est la peinture, il s’agit d’abstraire la normalité de la renverser, de trouver une manière d’exprimer l’absurdité de l’existence. Une démonstration de force, un émerveillement. Les peintures d’exception ont une présence incroyable, une vibration.

SD : Abordons maintenant la question de votre relation à l’histoire de l’art. Quels étaient vos artistes de références, ceux qui ont influencé votre parcours et cette série dont nous discutons ?

MT Chaque artiste, il a affaire avec l’histoire de l’art. Lorsque j’étais jeune, j’aimais particulièrement l’abstraction américaine des années 1940-1970 et l'expressionnisme abstrait, notamment par Jackson Pollock, Barnett Newman, Willem de Kooning ou encore Kenneth Noland. Au début des années 2000, je découvre à Paris les peintures de Mark Rothko. C’est le choc. Mais cela n’a pas influencé mon travail directement. Les images de la vieille tannerie de Chouara à Fès au Maroc et ces couleurs vives a était un horizon bouleversant qui a profondément modifié mon art et mes premières peintures. Maintenant quand vous regarder mes toiles de la première période des années 2000 vous n’allez pas spécialement rencontrer quelque chose qui ressemble au monde des tanneries traditionnelles, sauf la présence d’une vaste gamme de teintures et de couleurs divers répandus comme une grande palette qu’on trouve justement dans toute la médina de Fès où la couleur est reine. Quand j’étais jeune, j’éprouvais une grande admiration pour Malevitch et je voulais conduire le suprématisme vers de nouveaux territoires. Le rapport de ma peinture avec l’histoire de l’art n’est pas un rapport directement visuel et iconographique mais un rapport poétique voir onirique. L’ensemble de la série évoque vaguement des scènes de mon enfance.  

SD : C’est un retour à la source même, à l’origine, alors comment avez-vous complété cette expérience empirique à la fois dans vos peintures figuratives et abstraites ?

MT Dans la série « No Name Painting », il est question de reproduction, d’incessantes remises en question et de tentative d’expression personnelle, cela jusqu’à ce que la forme s’efface et que ce qui était derrière apparaisse et devienne quelque chose d’original et de singulier. La forme est un tracé provisoire qui me permet d’éviter le piège des catégories de la représentation. Les interférences entre la figuration et l’abstraction m’intéresse beaucoup, je ne pouvais faire la paix ni avec la figuration ni avec l’abstraction, et cette situation plaçait ma peinture dans un entre-deux, une zone provisoire ce qui créer de nouvelles possibilités en termes de répertoires formels ou conceptuel. Il n’y a finalement aucune différence entre la peinture abstraite et la peinture figurative, hormis certaines formes de décodage. Les problèmes d’organisation des couleurs et des plans restent à vrai dire toujours les mêmes. Dans les deux cas, c’est la même méthode qui s’insinue sous diverses formes. Francis Bacon disait que : « dans toute peinture est en jeu un processus d’abstraction ». Ce qui est intéressant avec cette période, c’est qu’elle me donne une matière contre laquelle je peux réagir. Voilà, j’ai essayé ça, maintenant je prends une nouvelle direction, je peux revenir à quelque chose de plus épuré.

SD : Y a-t-il eu une évidence lors de l’élaboration de cette série de peintures réalisées entre 2000 et 2015 ?

MT J’ai une idée très précise d’un certain niveau de perfection, de délicatesse et de finesse qu’une peinture peut atteindre. Miro disait : « Je veux détruire, détruire tout ce qui existe en peinture (…) Je veux assassiner la peinture » Miro cherchait à aller au bout de la peinture, la dépouiller, l’épurer jusqu’à en faire une peinture onirique. Pour ma part, il m’a fallu un énorme effort de réflexion et de recherche, une très grande tension intérieure pour arriver au dépouillement voulu. Il ne s’agit pas de destruction, mais plutôt de transformation, ce que je cherche dans cette série de peintures c'est la circulation, une spatialité du regard, je cherche une sorte de déplacement où le mouvement des couleurs suivrait un jeu de piste. Ce que j’ai à faire c’est penser, expérimenter, créer des œuvres et les faire vivre. Par ailleurs, mettre en place une structure demande des opérations de coupe et de retrait, d’abstraction, d’élimination et de synthèse : il faut créer des formes qui portent en elles un devenir et qui le figent, pour un instant, devant le regard. En somme représenter l’invisible.

No Name Paintings Interview with Mohamed Thara. By Sarah De Laurentis, june 2022.

SD: How did the series of nameless paintings, 'No Name Paintings,' come about?

MT: The series No Name Paintings was born from an engraving by Claude Mellan called 'La Sainte Face' (The Holy Face). Mellan's work, which depicts the face of Christ around 1649, was created by one of the greatest French engravers. Mellan invented an incredible, almost conceptual technique: starting from a central point, in this case, the tip of the nose, he drew the entire composition in a single stroke using a single thread of ink, forming a spiral. Each pass was perfectly parallel. The effects of relief and colors were achieved through subtle variations in the thickness of the line. This technique was later adopted by several students and followers of Mellan. That was the starting point for creating these paintings, but the restructuring and pictorial transfiguration of this series and its aesthetic of sequence belong to another realm. I'm referring to the combination of conceptual and formal elements that come together to configure the artwork. Each painting in the series undergoes a process of transformation and reduction.

SD: During my visit to your studio in Bordeaux in the early 2000s, you were in the midst of creating the series. Under what circumstances did you first exhibit these paintings?

MT: I remember your visit very well (laughs)... To answer your question, I first exhibited the series in 2001 at the 'Sous Pression' exhibition at the Grand Palais in Paris, at La Maison des Arts in Pessac, and subsequently at the Sapporo Print Biennale in Japan and recently at Christie's in Bordeaux. At the time, I found myself facing a painting that I considered too decorative. I decided to question everything. Subsequently, my paintings were made of stripes, alternating bands, or lines. They are expressive with texture and deep light. I was searching for primordial forms, formal and chromatic modulations, modulations of meaning and emotions. The kinetic nature of the stripe is inexhaustible, and the striped element always takes precedence in this series. As Michel Pastoureau notes, 'What is striped is seen before what is solid, before what is dotted.' I believe that stripes thus enhance the primacy of perceiving the painting over the wall. At that time, I was seeking poetic tension, a type of synthesis that offers maximum pictorial value."

SD: How do you define painting, and why do these paintings have no titles?

MT: By the title "No Name Paintings," I mean to say that painting has never painted anything but itself. The primary subject of a painting is painting itself, and I am not obliged to give it a title. I liked the title so much that I put it on all the canvases in the series. It was also a clever play on words directed at art critics who incessantly categorize things. The painters I admire are almost all abstract painters. However, my figurative paintings do have titles. I realized that one cannot create a painting that questions the human condition without involving the figure. Many people think that painting is a purely manual and meticulous art, but it is quite the opposite; it happens in the mind. One must understand these abstract principles. One must understand what painting is—it involves abstracting normality, overturning it, finding a way to express the absurdity of existence. It is a demonstration of strength, a sense of wonder. Exceptional paintings have an incredible presence, a vibration.

SD: Let's now discuss your relationship with art history. Who were your reference artists, the ones who influenced your artistic journey and the series we are discussing?

MT: Every artist is involved with art history. When I was young, I particularly liked American abstraction from the 1940s to the 1970s and abstract expressionism, especially artists like Jackson Pollock, Barnett Newman, Willem de Kooning, and Kenneth Noland. In the early 2000s, I discovered the paintings of Mark Rothko in Paris. It was a shock. However, it did not directly influence my work. The images of the old Chouara tannery in Fes, Morocco, and its vibrant colors were a profound horizon that deeply transformed my art and my early paintings. Now, when you look at my canvases from the early 2000s, you won't necessarily encounter something resembling the world of traditional tanneries, except for the presence of a wide range of dyes and diverse colors spread out like a vast palette found throughout the medina of Fes, where color reigns. When I was young, I had great admiration for Malevich, and I wanted to push suprematism into new territories. The relationship of my painting with art history is not a directly visual or iconographic one, but a poetic, even dreamlike, relationship. The entire series vaguely evokes scenes from my childhood.

SD: It's a return to the very source, to the origin, so how did you complete this empirical experience in both your figurative and abstract paintings?

MT: In the "No Name Paintings" series, it is about reproduction, incessant questioning, and an attempt at personal expression, until the form fades away and what was behind it emerges and becomes something original and unique. The form is a provisional trace that allows me to avoid the trap of representational categories. The interplay between figuration and abstraction interests me greatly. I couldn't make peace with either figuration or abstraction, and this placed my painting in an in-between, a provisional zone that creates new possibilities in terms of formal or conceptual repertoires. Ultimately, there is no difference between abstract painting and figurative painting, except for certain forms of decoding. The problems of organising colors and planes, to tell the truth, remain the same. In both cases, it is the same method that insinuates itself in various forms. Francis Bacon said, "In every painting, there is a process of abstraction at play." What is interesting about this period is that it provides me with material to react to. So, I tried that, and now I'm taking a new direction, returning to something more streamlined.

SD: Was there a sense of clarity during the development of this series of paintings created between 2000 and 2015?

 MT: I have a very precise idea of a certain level of perfection, delicacy, and finesse that a painting can achieve. Miró said, "I want to destroy, destroy everything that exists in painting... I want to murder painting." Miró sought to push painting to its limits, strip it down, purify it until it becomes a dreamlike painting. For my part, it required tremendous effort in reflection and research, a great inner tension, to achieve the desired simplicity. It's not about destruction, but rather transformation. What I seek in this series of paintings is circulation, a spatiality of vision. I'm looking for a kind of displacement where the movement of colors follows a trail. What I have to do is think, experiment, create artworks, and bring them to life. Furthermore, establishing a structure requires acts of cutting and removal, abstraction, elimination, and synthesis. It's about creating forms that carry within them a becoming and freeze it, momentarily, before the viewer's gaze. In essence, it is about representing the invisible.

Vues de l’exposition No Name Paintings chez CHRISTIE’S Bordeaux, du 5 avril au 20 mai 2022.